Maxime Cartron (2019) : Villedieu, ou le romanesque de la misogynie : notices anthologiques et fiction biographique (1914-2005)
- Présentation de l'auteur :
Docteur en littérature française du XVIIe siècle, Maxime Cartron a soutenu en 2019, sous la direction d'Oliver Leplatre, une thèse intitulée L’Invention du Baroque. Poésie française du XVIIe siècle et discours anthologiques (1844-2009).
Il travaille sur les modalités d’invention des catégories de l’histoire littéraire, sur l’histoire de l’édition et de l’appropriation des textes, sur les rapports texte-image, et plus particulièrement sur des poètes comme Georges de Scudéry, Tristan L’Hermite et Théophile de Viau.
La présence de Villedieu dans certaines anthologies de la poésie française du XVIIe siècle parues aux XXe et XXIe siècles semble aller, à première vue, dans le sens d’une relative canonisation, puisque le positionnement éditorial grand public de ce mode de publication des textes possède le potentiel nécessaire pour accroître la notoriété des auteurs qu’il convoque. Pourtant, il ne s’agit dans le cas présent que d’une canonisation en demi-teinte, car sur une quarantaine de compilations, neuf seulement retiennent le nom de Villedieu[1]. Celles-ci ne se contentent d’autre part jamais de livrer des textes : elles les modalisent par des notices biographiques, qui, à deux exceptions près[2], les précèdent toujours. Ces abrégés, véritables vies minuscules, fournissent l’occasion de prolonger l’enquête menée par Edwige Keller-Rahbé sur la construction de la réception de l’œuvre[3], c’est-à-dire sur les manières dont Villedieu est « programmée » par l’appropriation que les biographes font de son parcours[4].
De fait, ces notices anthologiques perpétuent une certaine image de l’autrice, en empruntant sans distance critique à des prédécesseurs souvent peu scrupuleux des biographèmes qui sont autant de clichés[5]. Mais on observe aussi que dans certaines notices, les anthologistes accommodent ces données, en se livrant à des effets de style : chez M. Allem et F. Mazade notamment, le recours à l’asyndète vise à retranscrire et à mimer le mouvement saccadé de la vie tumultueuse, rocambolesque, en un mot, romanesque, de Villedieu. F. Mazade, qui rédige avec un évident plaisir et un luxe de détails inventés de toutes pièces[6] la notice la plus longue du corpus, s’ingénie par ailleurs à proposer des mots d’esprits visant vraisemblablement à s’attirer les bonnes grâces d’un lecteur que l’anthologiste suppose volontiers phallocrate[7] (« Voiture avait présagé qu’elle finirait folle. Il s’était trompé : elle est morte de faim »). Plus largement, certains jugements jouent le rôle de péremptoires catégorisations : que ce soit la « passion ardente » de M. Allem, l’ « être d’amour » de F. Mazade, la « vie ardente et passionnée » d’A. Dumas, l’ « amoureuse passionnée » de J.-P. Chauveau, la « vie scandaleuse » d’A. Demazière ou « l’impudicité extraordinaire » d’A. Niderst[8], ces remarques axiologiques convergent toutes vers un même objectif : faire en sorte que la vie remplace l’œuvre comme centre d’intérêt. Il est à cet égard d’autant plus significatif que F. Mazade insère des extraits de poèmes de Villedieu dans le continuum biographique qu’il construit. D’ailleurs, la clausule de sa notice évince l’œuvre au profit de la vie, plus digne du « caractère » prêté à l’autrice : il est en somme reproché à Villedieu de n’avoir pas su faire de son œuvre le miroir de sa vie. Chez A. Dumas, on assiste au même procédé : l’œuvre serait fade au regard de la vie « romanesque » de l’autrice.
Si l’on devait accoler, de façon schématique, un dénominateur commun aux notices biographiques que nous présentons ci-après, on pourrait donc dire qu’elles insistent systématiquement, à des fins publicitaires et économiques de valorisation de l’ouvrage, sur l’image attrayante d’une « femme licencieuse »[9], leur effet étant d’« accréditer une biographie romancée » et de conduire à « la métaphorisation réciproque de la vie et de l’œuvre »[10] en raison d’un « désir de fictionnaliser la vie de l’auteur pour lui donner les couleurs romanesques de son œuvre »[11]. Il s’agirait en somme d’insuffler de l’intérêt à une œuvre qui n’en aurait que peu, ou pas assez pour appâter un éventuel lecteur.
L’enjeu est donc de taille, puisque le positionnement général de ces notices en ouverture de sections anthologiques consacrées à Villedieu oriente fatalement la lecture de ses poésies, en nous invitant presque explicitement à calquer la vie sur l’œuvre. Par là, les anthologies concernées demeurent prisonnières de la reproduction et du réemploi à l’identique de fictions biographiques romancées à des fins idéologiques. Comme l’a montré E. Keller-Rahbé, il s’agit dans la majeure partie des cas d’instruire le procès de Villedieu, appréhendée comme une « courtisane des lettres » et donc disqualifiée en vertu d’un certain système moral : dans bien des cas, Villedieu devient un repoussoir libertin, un exemplum qu’il conviendrait d’exhiber afin de l’ostraciser au nom des « bonnes mœurs ». Pareillement, le réemploi des notices antérieures conduit les anthologistes des XXe et XXIe siècles à réénoncer cette condamnation morale, tantôt avec indignation, tantôt par le biais de l’insinuation. Parmi d’autres lieux communs, il faut ainsi évoquer l’usurpation du nom de Villedieu et le retour au village natal, marqueur implicite de l’échec de la dépravation morale que l’autrice incarnerait. Par conséquent, les notices anthologiques, assises sur un solide fond de fiction biographique, contribuent, en fantasmant l’identité de Villedieu, à évacuer la véritable portée littéraire de l’œuvre[12].
Textes retenus :
- Églogue « Solitaires déserts, et vous, sombres allées »
- Sonnet « Impétueux transports d’une ardeur insensée »
- Sonnet « Philis, dans l’amoureux empire »
- « La Tourterelle et le Ramier. Fable »
Textes retenus :
- « Eglogue à Clidamis »
- « Elégie. Tableau du raccommodement de deux amants brouillez »
- « Articles d’un mariage clandestin »
- « Fable de la Tourterelle et du Ramier »
- Sonnet « Impétueux transports d’une ardeur insensée »
Textes retenus :
- « Contre les vieux soupirants qui veulent plaire aux jeunes dames » ;
- Sonnet « Philis, dans l’amoureux empire » ;
- Madrigal « Quand on voit deux amants d’esprit assez vulgaire »
Texte retenu :
- L’Églogue « Solitaires déserts, et vous, sombres allées » (citée d’après Maurice Allem, t. II, p. 294).
On fera observer que dans sa seconde anthologie (Anthologie de la poésie française du XVIIe siècle, Paris, NRF/Gallimard, « Poésie/Gallimard », 1987), J.-P. Chauveau reconduit ce texte, auquel il adjoint « Phyllis, dans l’amoureux empire ». Dans sa troisième anthologie (Anthologie de la poésie française du Moyen-Âge au XVIIe siècle, Paris, NRF/Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2000), ne subsiste plus que l’Églogue de 1968. La conception de J.-P. Chauveau, prisonnière des clichés biographiques véhiculés depuis le XVIIe siècle, n’a donc pas évolué, comme le prouve également la réduplication (l’auto-plagiat presque) des notices de 1968 à 2000.
Textes retenus :
- Églogue « Solitaires déserts »
- Sonnet « Impétueux transports d’une ardeur insensée »
Texte retenu :
-
« Jouissance »
[1] D’ordinaire, les anthologistes se contentent de citer Deshoulières ou, plus rarement, Guyon. Les neuf anthologies retenant des poésies de Villedieu leur accolent toutes une notice, à l’exception de celle de R. Picard, qui se contente de donner l’élégie « Que rien ne défend un cœur contre la puissance de l’Amour » dans la section « Poésie galante » de sa Poésie française de 1640 à 1680 (t. II, Paris, SEDES, 1969, p. 173-175).
[2] Il s’agit de la seconde anthologie et de la troisième anthologie de J.-P. Chauveau, publiées en 1987 et en 2000 : la notice se trouve à la fin de l’ouvrage, comme une ressaisie biographique contextualisant l’œuvre et l’inscrivant dans la trame narrative d’un itinéraire personnel.
[3] Voir les deux articles suivants : « La réception de Madame de Villedieu au XVIIIe siècle, ou les pièges de la biographie romancée dans la BUR », dans Edwige Keller-Rahbé (dir.), Madame de Villedieu romancière. Nouvelles perspectives de recherche, PU Lyon, « XI-XVII Littérature », 2004 ; « Les notices biographiques d’une “courtisane des lettres” (XVIIe-XXIe siècles) : Marie-Catherine Desjardins/Mme de Villedieu (1640 ? – 1683) », dans Sarah Mombert et Michèle Rosellini (dir.), Usages des vies. Le biographique hier et aujourd’hui (XVIIe-XXIe siècles), PU du Mirail, « Cribles XVIe-XVIIIe », 2012.
[4] « La réception de Madame de Villedieu au XVIIIe siècle, ou les pièges de la biographie romancée dans la BUR », art. cit., p. 91.
[5] On a ainsi affaire à un « maillage serré des notices biographiques, où le mécanisme de reproduction par plagiat est érigé en règle d’écriture » (« Les notices biographiques d’une “courtisane des lettres” (XVIIe-XXIe siècles) : Marie-Catherine Desjardins/Mme de Villedieu (1640 ? – 1683) », art. cit., p. 317).
[6] On pense tout particulièrement à sa prosopographie, nettement et ostentatoirement érotisée. Dans l’ensemble du corpus, on observe un évident plaisir à conter, sur le ton patelin de l’anecdote, certaines des « nombreuses liaisons » (A. Demazière) de Villedieu.
[7] Ainsi en va-t-il du ton relativement paternaliste et condescendant avec lequel l’anthologiste appelle Villedieu par son prénom. On peut aussi penser à la clausule de la notice d’A. Niderst, qui fait état d’une possible satisfaction devant le silence supposé de Villedieu à la fin de sa vie.
[8] Notons que l’anthologiste ne s’exprime pas en son nom, mais rapporte des propos du temps, ou du moins supposés tels. Il est le seul à ne pas marquer, en apparence, d’engagement personnel à l’égard de la vie de Villedieu. Néanmoins, le choix des termes restitue malgré tout le jugement moral originel.
[9] « La réception de Madame de Villedieu au XVIIIe siècle, ou les pièges de la biographie romancée dans la BUR », art. cit., p. 85. E. Keller-Rahbé parle même d’une « légende libertine » (« Les notices biographiques d’une “courtisane des lettres” (XVIIe-XXIe siècles) : Marie-Catherine Desjardins/Mme de Villedieu (1640 ? – 1683) », art. cit., p. 297).
[10] « La réception de Madame de Villedieu au XVIIIe siècle, ou les pièges de la biographie romancée dans la BUR », op. cit., p. 91.
[11] Ibid., p. 101.
[12] Voir par exemple F. Mazade feignant de se demander si l’œuvre a quelque valeur. De plus, même lorsque J.-P. Chauveau évoque l’ingéniosité de Villedieu dans sa pratique de l’élégie, et donc son talent littéraire pour une forme d’écriture bien particulière, il la rabat immédiatement sur son tempérament amoureux.