Larousse (Pierre)

portrait de Madame de Villedieu

Pierre Larousse, Grand dictionnaire universel du XIXe siècle, Nîmes, C. Lacour, 1990, p. 564 (fac sim. de l'éd. de Paris, Larousse, 1878) :

 

DESJARDINS (Marie-Catherine-Hortense), dite Mme Villedieu, femme auteur française, née à Alençon vers 1640, morte en 1683, au petit village de Clinchemore, dans le Maine. Presque enfant encore, Mlle Desjardins se faisait remarquer par un esprit charmant, léger, un peu trop léger, une intelligence vive, facile, mais un peu désordonnée, une imagination ardente, très ardente, passionnée, romanesque. On pouvait pressentir déjà combien serait agitée cette âme qui s'éveillait à peine.
Et déjà la voilà en pleine aventure d'amour avec un de ses cousins..., sans doute une amourette comme cousins et cousines ne manquent guère d'en ébaucher à l'âge de quinze ans ? Point : une intrigue, une véritable intrigue entre amant et amante, et qui même fit tant de bruit et de scandale, que les précoces amoureux furent obligés (peut-être ne demandaient-ils pas mieux) de fuir le toit paternel, de quitter Alençon. Ils vont se cacher à Paris... Mais nous cherchons vainement le cousin ; il n'est plus là, et de lui il ne sera plus question ; un autre l'a remplacé, et c'est un jeune et charmant capitaine d'infanterie nommé Villedieu, dont notre héroïne essayera de s'approprier le nom, bien que ce nom appartienne depuis un an à une autre femme. Elle suit son nouvel amant de garnison ; mais elle ne peut le suivre en campagne, où à quelque temps de là il est envoyé, et d'où il ne revient pas.
Tout est exagéré chez notre héroïne : son amant étant mort, elle se persuade, elle croit sincèrement qu'elle est morte au monde, à ses pompes et à ses œuvres ; elle va donc frapper à la porte d'un couvent ; mais bientôt cette porte se rouvre devant l'oiseau, qui décidément amoureux d'indépendance, n'a pas pu se faire à sa cage.
L'impénitente va habiter avec sa sœur, Mme de Saint-Romain, et là elle rencontre le marquis de La Chasse par qui elle se laisse consoler. Le marquis de La Chasse était marié, mais séparé de sa femme. De son union avec Catherine naquit un enfant qui ne vécut qu'une année.
Mlle Desjardins vole à d'autres amours et épouse un de ses cousins, cette fois sérieusement, dit-on. Cependant, il est une raison d'en douter : c'est qu'elle garda le nom de Villedieu. Peu après elle se retira à Clinchemare, où elle finit ses jours, abrégés par des excès de tous genres. Telle fut la vie aventureuse, orageuse de la fille d'un bon bourgeois d'Alençon. Mais Mlle Desjardins trouva dans sa vie sensuelle le temps et la volonté de cultiver les lettres ; elle y acquit une grande renommée, s'y fit une place entre Mlle Scudéri et Mme de La Fayette. Ajoutons, toutefois, que cette réputation a singulièrement pâli, car qui aujourd'hui connaît Mlle Desjardins ?
Ses œuvres ont été réunies, en 1702, en dix volumes in-12, et une seconde édition a été publiée en 1721. On y remarque surtout les Désordres de l'amour ; le Portrait des faiblesses humaines ; Cléonice ; Carmente ; les Galanteries grenadines ; les Amours des grands hommes ; Lysandre ; les Mémoires du sérail ; les Nouvelles africaines ; les Exilés de la cour d'Auguste ; les Annales galantes ; enfin deux tragédies jouées en 1663, Manlius Torquatus et Nitetis.
Nous avons, au commencement de cette biographie, analysé le caractère de la femme ; eh bien ! la femme se retrouve tout entière dans l'auteur ; l'analyse de son caractère est celle de ses œuvres. Elle peint avec vivacité, avec passion, d'un pinceau chargé de couleurs éclatantes ; elle aurait pu dire ce que dira plus tard Olympe de Gouges : « Je dicte avec mon âme. » mais l'âme de Mlle Desjardins est sans cesse errante dans un monde peu connu du commun des lecteurs, qui appelle dérèglement cette vivacité, déréglée en effet. De plus, l'auteur n'est pas toujours très pur, très correct. Mais avait-elle le temps d'apprendre la grammaire, la folle jeune femme ? Un critique lui fait un autre reproche devenu banal aujourd'hui : elle a également gâté l'histoire et le roman par un mélange dangereux de fables et de vérités, qui contribue à répandre de l'incertitude sur les faits les plus vrais, et accrédite les anecdotes les plus fausses, surtout dans l'esprit des femmes et des jeunes gens...
Voici d'ailleurs qui fera connaître Mlle Desjardins mieux que bien des pages de critique ; c'est son portrait peint par elle même : « J'ai, dit-elle, la physionomie heureuse et spirituelle, les yeux noirs et petits, mais pleins de feu ; la bouche grande, mais les dents assez belles pour ne pas rendre son ouverture désagréable ; le teint aussi beau que peut l'être un reste de petite vérole maligne ; le tour du visage ovale, les cheveux châtains. Mais j'ose dire que j'aurais bien plus d'avantage à montrer mon âme que mon corps et mon esprit que mon visage ; car, sans vanité, je n'ai jamais eu d'inclination déréglée. Mon âme n'est agitée ni par l'ambition ni par l'envie, et sa tranquillité n'est jamais troublée que par la tendresse que j'ai pour mes amis ; j'ai plus de joie des biens qu'ils reçoivent que s'ils m'étaient envoyés. Mais ma tendresse n'est pas toujours aussi générale qu'elle est forte, car je ne la donne qu'à peu de gens !! et pour qu'un homme soit digne d'être mon ami, il faut que ses inclinaisons soient conformes aux miennes et qu'il soit le plus discret homme de son siècle. Ce n'est pas que je donne grande matière de discrétion, car j'ai de la vertu, et de cette vertu qui est également éloignée du scrupule et de l'emportement, dont la simplicité fait la force et la nudité le plus grand ornement. J'ai une fort grande fierté ; mais comme elle ne sied bien qu'aux belles, et que je ne suis pas de ce nombre, je tâche de mettre en sa place une douceur qui ne m'est pas si naturelle, mais qui m'est plus convenable. J'aime à railler et ne me fâche jamais qu'on me raille, pourvu que je sois présente. » etc. S'il ne s'agissait d'une femme, nous dirions que ce portrait est flatté jusqu'à l'impudence.