Lambert (Claude-François)

portrait de Madame de Villedieu

Abbé Lambert, Histoire littéraire du règne de Louis XIV, Paris, Prault, Guillyn, Quillau, 1751, t. III, p. 21-23 :
 

Marie-Catherine-Hortense de Villedieu

 

Marie-Catherine-Hortense des Jardins, connue sous le nom de Villedieu, naquit à Alençon en 1632. Son père prévôt de cette petite ville, cultiva son éducation avec d'autant plus de soin qu'il remarquait dans elle les plus heureuses dispositions. La jeune Hortense ne s'aveugla pas elle-même sur son propre mérite, et ce fut pour le faire valoir qu'elle vint à Paris à l'âge de dix-neuf à vingt ans. Elle ne fut pas tout à fait trompée dans ses espérances. La beauté de son génie lui fit un grand nombre d'admirateurs mais ce n'en était pas assez ; née avec autant d'esprit que d'ambition, elle murmurait de son peu de fortune qui l'empêchait de pouvoir figurer dans le monde. Heureusement l'amour lui fit trouver dans la personne de Monsieur de Villedieu un époux riche et bien fait, qui ne lui laissa rien à désirer du côté de la fortune ; mais elle ne jouit pas longtemps du sort heureux qu'il lui faisait. La mort le lui enleva après quelques années de mariage.
Madame de Villedieu devenue veuve et inconsolable de la perte qu'elle venait de faire, se retira dans un couvent où elle prit le voile ; mais elle ne consomma pas son sacrifice. Sa douleur s'étant un peu calmée elle rentra dans le monde et épousa en secondes noces Monsieur de Lachate, qu'elle eut aussi le malheur d'enterrer peu de temps après qu'il l'eut épousée. La fatalité qui paraissait attachée à tous les liens qu'elle formait lui fit perdre encore un troisième mari, qui était le sieur Desjardins, un de ses parents, avec qui elle ne vécut pas plus longtemps qu'avec les deux premiers.
Si l'on en croit Bayle, Richelet et quelques auteurs, qui nous ont laissé des Mémoires sur la vie de Madame de Villedieu, cette jeune veuve eut grand soin de se faire dans sa viduité des amusements conformes aux penchants de son cœur dont la tendresse fut toujours la passion dominante ; et c'est à ce coin que sont marqués la plupart des ouvrages qui sont sortis de sa plume. Les mystères de la plus fine galanterie y sont développés avec tant d'art, que l'on juge assez qu'il n'y avait qu'une expérience personnelle qui eût pu apprendre à Madame de Villedieu à en parler si pertinemment. Son style est vif et délicat ; mais peut-être un peu trop libre. L'on ne peut nier que la République des Lettres n'ait à cette dame une obligation essentielle, car c'est elle qui a fait perdre le goût de ces longs et volumineux romans qui n'avaient point de fin.
Il paraît par quelques lettres dans lesquelles Madame de Villedieu nous a donné une charmante description de la Haye, qu'elle fit un voyage en Hollande ; mais on ne sait à quel sujet.
Les ouvrages en prose de Madame de Villedieu les plus estimés sont intitulés les Annales galantes, les Exilés, les Désordres de l'amour, les Amours des grands hommes, les Favorites, les Galanteries grenadines, les Nouvelles africaines, avec les Annales galantes de la Grèce.
On a aussi d'elle Manlius et Nitetis, tragédie, le Favori, tragi-comédie, un grand nombre de sonnets, d'Elégies, d'Eglogues, et quelques pièces mêlées de vers et de prose. Ces divers ouvrages recueillis en 12 volumes ont été plusieurs fois imprimés.
On admire dans toutes ces pièces un caractère tendre, fin et délicat ; ce qui a fait dire que cette dame s'était servie d'une des plumes des ailes de l'amour pour écrire la plus grande partie de ses ouvrages. Un des beaux esprits de son siècle lui adressa les vers suivants :

 

Plus je relis ce que vous faites,
Plus je connais ce que vous êtes.
Il ne faut que vous mettre en train.
Tout le monde, Iris, vous admire.
Si les Dieux se mêlaient d'écrire
Ils emprunteraient votre main.
Vous faites des choses si belles,
Si justes et si naturelles
Que votre style est sans égal.
Sans cesse je vous étudie :
Qui peut être votre copie
Passe pour un original. [1]


Madame de Villedieu fut reçue à l'Académie de Ricovrati de Padoue, mais ce qui fait plus d'honneur au génie et aux talents de cette illustre savante, fut la gloire qu'elle eut de recevoir souvent des grâces du roi ; elle n'en fut pas cependant plus riche, parce que son peu d'économie ne lui permit jamais de mettre aucun arrangement dans ses affaires. Elle mourut au mois d'octobre de l'année 1683, âgée de cinquante-un ans. Elle fut inhumée dans l'église paroissiale de Clinchemaure, village à quatre lieues d'Alençon, où elle avait un petit bien, et où elle s'était retirée quelques années avant sa mort.


[1] Frédéric Lachèvre attribue ce madrigal au poète Saint-Pavin (Disciples et successeurs de Théophile, Paris, Champion, 1911, p. 418).