Murat (Henriette-Juliette de Castelnau, comtesse de)

portrait de Madame de Villedieu

Nous exprimons notre reconnaissance à Geneviève Clermidy-Patard qui nous a communiqué l’ensemble de ces extraits issus du Manuscrit 3471 intitulé Ouvrages de Mme la Comtesse de Murat (Paris, Bibliothèque de l'Arsenal).

La partie principale de ce manuscrit est constituée par le Journal pour Mademoiselle Menou rédigé du 14 avril 1708 au 5 mars 1709, dans la ville de Loches, où Mme de Murat avait été contrainte à l’exil depuis quelques années déjà à cause de sa vie prétendument scandaleuse et de ses penchants homosexuels.

Les références sont empruntées à l’édition que Geneviève Clermidy-Patard en a donné (Classiques Garnier, « Correspondance et Mémoires » n° 11, 2014) :


 

Extrait I, p. 178-180


Pour la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire, il y a huit jours, j’ai bien peur qu’elle ne soit perdue, et j’en suis bien fâchée. Celle que j’ai donnée mardi à Meunier n’aura-t-elle point le même destin ? Je me défie des occasions de hasard. Je ne manquerai pas à la première qui sera sûre de vous envoyer le charmant Comte de Duglas : plus heureux que moi, il ira vous tenir compagnie. N’allez pas, s’il vous plaît, le rendre infidèle à Julie, car il est fort aisé de hasarder son cœur ou sa fidélité auprès de vous. Je suis bien aise que vous n’ayez point lu ce petit livre, car c’est un plaisir sûr que je vous enverrai en le joignant à ce journal. Mme d’Aulnoy qui l’a fait, écrivait d’un air naturel et quoiqu’elle n’eût pas dans son style autant d’élévation que Mlle de La Force, ni de pureté que Mlle Bernard, elle écrivait en femme du monde, et dans les choses où elle ne parle que sur ce ton là, elle est inimitable, comme dans son Voyage d’Espagne qui est ce qu’elle a fait de mieux ; mais elle ne s’embarrassait point de s’écarter de la vérité et de la vraisemblance. Je trouve qu’elle a beaucoup de rapport avec feu Mme de Villedieu. Toutes deux ont écrit agréablement, toutes deux faisaient de fort bonne prose et de fort mauvais vers. Toutes deux ont eu plus de soin d’amuser l’imagination du lecteur, que de contenter son jugement. Toutes deux enfin ont trop précipité les événements et en ont mis souvent l’un sur l’autre, un nombre infini d’inutiles au sujet. J’ai ouï dire que Mme de Villedieu avait la plus aimable conversation du monde. J’ai fort connu Mme d’Aulnoy ; on ne s’ennuyait jamais avec elle, et sa conversation vive et enjouée était bien au-dessus de ses livres ; aussi ne se faisait-elle pas une étude d’écrire, elle écrivait comme je le fais par fantaisie, au milieu et au bruit de mille gens qui venaient chez elle et elle ne donnait d’application à ses ouvrages qu’autant que cela la divertissait.
 

Extrait II, p. 215


Si les œuvres de Mme de Villedieu vous peuvent amuser, vous n’avez qu’à dire je vous les enverrai ; elles sont fort amusantes, mais j’ai peur que vous n’en soyez rebattue. Je n’ai à présent que cela à vous offrir.


Extrait III, p. 218


Puisque vous n’avez pas lu les œuvres de Mme de Villedieu, c’est un plaisir sûr que je vous prépare. Rien n’est plus vivement écrit, ni plus agréablement ; mais ne comptez pas ne vous point écarter de l’exacte bienséance : c’est la chose du monde la moins observée dans ces œuvres. Ses héroïnes ne laissent jamais mourir personne faute de compassion. Je ne sais si cela est du goût du siècle, mais ces sortes d’ouvrage ont fort réussi. Je crois qu’on pourrait dire de nous autres, ma chère cousine, qui faisons nos héroïnes sages comme Caton et de Mme de Villedieu qui les fait tendres et sensibles, ce que l’on a dit de Corneille et de Racine : que l’un peignait les hommes comme ils devraient être et l’autre tels qu’ils sont.

 

Extrait IV, p. 228-229


Je suis véritablement touchée de la mort funeste de votre beau paon ; il me semble que ce qui a l’honneur d’être à vous devrait être respecté des destinées. Je ferai l’épitaphe de cet aimable oiseau et je saurai aussi, tandis que je serai descendue aux champs Élysées, combien Benserade est flatté du plaisir de vous avoir amusée et du bonheur d’avoir su vous plaire. Les mânes de Mme de Villedieu ne le seront pas moins si ses ouvrages ont le même sort. Je vous les prêterai tous. Voilà déjà les Annales Galantes qui vous réjouiront à coup sûr. Je vous recommande l’histoire de Nogaret : rien n’est plus joli à mon gré. Les Annales galantes de Grèce sont dans ce même tome, parce qu’il est d’impression de Hollande ; en France, chez Barbin, cela faisait un tome à part. Il y manque le dernier feuillet que ma petite chienne a avalé comme une pilule : il ne contenait que l’arrivée d’un vaisseau au port de l’île de Théras, qui interrompt l’histoire de Déodamie et dont apparemment Mme de Villedieu avait dessein de tirer quelque nouvel incident pour continuer ses Annales de Grèce dont ce n’était là que le premier tome ; mais elle ne les a point achevées, non plus que ses Exilés qui sont son plus bel ouvrage. Elle travaillait comme moi par fantaisie et laissait un livre imparfait pour en recommencer un autre ; mais il est certain qu’on ne peut approcher de la vivacité de son imagination.
 

Extrait V, p. 240


Je vous crois à présent avec Caton, Socrate, Alcibiade et le brave Bussi pour qui je suis un peu rivale de la maréchale de Saint-André. Quand vous m’aurez renvoyé toute cette bonne compagnie, on m’a promis Les Désordres de l’amour et Les Exilés, tous ouvrages de Mme de Villedieu.
 

Extrait VI, p. 251-253


Voici à présent un petit ouvrage en prose dont il faut vous dire le sujet. Avez-vous lu Les Dialogues des Morts de Fontenelle ? C’est un des plus aimables livres du monde ; si vous ne l’avez pas lu, je vous l’enverrai. Ce sont des morts anciens et modernes qui parlent ensemble de leurs aventures. Chaque dialogue, quoique très court, a un sujet particulier comme de la délicatesse des louanges etc. Je lus ce joli livre à Mlle de Baraudin qui a beaucoup de goût, elle en fut charmée et me dit en riant qu’elle avait envie d’épouser Fontenelle qui en est l’auteur. Sur cela nous eûmes une jolie conversation pour disputer si l’on pouvait prendre de l’amour pour une personne que l’on ne connaissait point, mais dont on aurait lu les ouvrages tendres, délicats et dignes d’admiration. C’est le sujet du dialogue suivant que je fis ce même jour dans le goût de ceux de M. de Fontenelle, autant que je pus, s’entend, imiter un si bon auteur.

Dialogue des morts.
Junie, Mme de Villedieu.

Junie
Je veux bien l’avouer ; depuis une quarantaine d’années, il n’est guère venu ici de morts capables de juger de l’esprit des vivants, à qui je n’aie entendu dire que personne n’a fait voir dans ses ouvrages une imagination plus heureuse et plus vice que la vôtre, et que l’on aurait peine à écrire avec plus de politesse que vous ; mais à la vérité aussi, vous avez furieusement apprivoisé la vertu de vos héroïnes : elles ne se donnaient guère le temps d’éprouver la constance de leurs amants et vous avez pris grand soin que dès qu’il avaient parlé de leur tendresse, il n’y eût de là qu’une légère distance jusqu’à leur bonheur.
Mme de Villedieu
Que voulez-vous, j’écrivais dans un siècle où l’on aimait la vraisemblance ; les esprits s’étaient lassés de l’ennuyeuse fidélité de Cyrus et de Polexandre, pas un ne voulait retourner aux bords du Lignon admirer constamment Astrée. Pour les ramener à des lectures qui eussent le pouvoir de les délasser de ces longs romans et en même temps celui de leur plaire, je m’avisai de donner aux hommes et aux femmes de mon siècle leurs véritables portraits plutôt que de leur tracer des modèles, bien plus parfaits à la vérité mais qu’ils n’avaient nul dessein de suivre.
Junie
Cela ne pouvait manquer de réussir ; aussi l’on vit vos ouvrages courus, recherchés de tout le monde, et jamais on ne fit tant d’éditions d’aucun livre de morale.
Mme de Villedieu
Cela n’est point étonnant, c’était de l’amour et des bagatelles. La morale est à l’usage de peu de gens ; encore assez souvent cet usage les ennuie autant qu’il leur coûte à soutenir ; mais les bagatelles et l’amour n’ont jamais ennuyé personne ; les unes amusent l’esprit, les autres le cœur.
Junie
Je vois bien que vous avez conservé ce style badin qui vous a si bien réussi dans l’autre monde. Mais venons à ce qui me regarde : comment l’excuserez-vous ? J’étais fille de Lépide, ce fameux romain célèbre par le triumvirat et depuis par ses disgrâces ; quand Auguste, plus heureux que mon père et que Marc-Antoine, eut accablé ces deux rivaux sous le poids de sa puissance, vous composez votre roman des Exilés ; vous m’amenez de votre plein pouvoir à Thalassie où assurément je n’avais que faire, et sans respecter mon rang et ma naissance, vous me faites devenir amoureuse d’Ovide assez mal à propos.
Mme de Villedieu
Je n’avais jamais ouï parler que l’amour dût respecter le rang ni la naissance. On se tue de dire au contraire qu’il égale les rois et les bergers. De plus, Julie, fille de votre empereur et qui, par conséquent, était d’aussi bonne maison que vous, avait bien effectivement aimé Ovide. L’esprit, quand il est à un certain point, a des privilèges que le cœur doit trouver incontestables.
Junie
Je conviens qu’Ovide était un des plus aimables hommes de son temps, favori des muses, maître en l’art d’aimer, et que la fille d’Auguste n’avait pu résister à son amour et à ses charmes. Mais pour moi, il y avait une petite difficulté insurmontable, c’est que je ne l’avais jamais vu.
Mme de Villedieu
Comment ! vous comptez donc pour rien les douces et flatteuses idées que l’on se fait souvent d’un bien que l’on ne connaît pas ? et cependant c’est ce qui fait quelque fois la plus essentielle partie des félicités de l’amour.
Junie
Je n’ai jamais aimé les chimères : et n’en est-ce pas une véritable que de me faire prendre une passion pour Ovide fondée simplement sur la juste admiration que je donnais à ses ouvrages ?
Mme de Villedieu
En vérité, je ne vous ai pas fait grand tort, et peut-être avez-vous eu quelque passion plus déraisonnable que celle que vous me reprochez de vous avoir donnée. Il serait mille fois moins étonnant que l’on laissât toucher son cœur à l’admiration que l’on doit à d’aimables ouvrages en jugeant du caractère de celui qui les compose par ce qu’ils ont d’agréable et de flatteur, qu’un cœur se rendît enfin à la douce idée de discours charmants que l’on n’a point entendus, mais que l’on pourrait entendre, que de se laisser toucher et persuader comme font tous les jours une infinité d’autres à des discours qui blessent également l’esprit, le bon goût et la délicatesse.

 

Extrait VII, p. 261


À propos de dialogues, je vous enverrai ceux de Fontenelle quand vous aurez achevé les œuvres de Mme de Villedieu.