Michaud (Louis-Gabriel)

portrait de Madame de Villedieu

Biographie universelle, ancienne et moderne, ou Histoire, par ordre alphabétique, de la vie publique et privée de tous les hommes qui se sont fait remarquer par leurs écrits, leurs actions, leurs talents, leurs vertus ou leurs crimes, Paris, Louis-Gabriel Michaud et al., 1811-1862, t. 49, p. 6-9 :

 

VILLEDIEU (Marie-Hortense Desjardins, Mme. DE), fille de Guillaume Desjardins, prévôt de la maréchaussée d'Alençon, et de Catherine Ferrand, ancienne femme de chambre de la duchesse de Rohan, naquit à Alençon, en 1632, et non en 1640, comme l'ont avancé plusieurs biographes qui ne se sont pas bornés à cette erreur sur le compte de Mme. de Villedieu. Elevée par sa mère dans la lecture et le goût des romans, la jeune Desjardins, qui d'ailleurs était douée d'une imagination vive, et, ainsi qu'elle le dit elle-même, d'un esprit agréable, sentit bientôt se développer dans un cœur trop bien préparé le germe des passions tendres, et le goût des aventures. Un jeune cousin de Mlle. Desjardins, qui portait le même nom, ne tarda pas à lui plaire ; il resserra trop les liens de la parenté. Notre belle infortunée, devenue déjà l'héroïne d'un véritable roman, dont elle ne demandait qu'à suivre les péripéties, s'enfuit de la maison paternelle, et alla trouver la protectrice de sa famille, la duchesse de Rohan, que l'esprit, les grâces, la jeunesse, et peut-être l'accident de Mlle. Desjardins ne manquèrent pas d'intéresser. Le fruit de cet amour subreptice fut un fils qui ne vécut que six semaines. Libre alors, la jeune Alençonnaise rentra dans la maison de la duchesse, chez laquelle elle resta quelque temps bien accueillie et fêtée à cause du talent poétique dont elle avait déjà plusieurs fois donné des preuves précoces à Alençon. Un jeune capitaine d'infanterie, très aimable et très bien fait, fils d'un maître de musique de la chapelle du roi, Boisset de Villedieu, se mit sur les rangs des admirateurs de Mlle. Desjardins, qui agréa ses hommages et ses vœux. Il fallut parler de mariage ; mais un obstacle qu'elle ne prévoyait point s'éleva : Villedieu était marié. Les bans qui annonçaient la nouvelle union projetée avaient pourtant été publiés ; l'épouse forma une opposition. Villedieu rejoignit son régiment à Cambrai ; Mlle. Desjardins, alors âgée de dix-neuf ans, l'y suivit déguisée en cavalier et disposée à lui proposer un duel au pistolet. L'affaire s'arrangea probablement au mieux, car les deux amants bien et dûment réconciliés passèrent ensemble en Hollande, où ils formèrent un véritable lien conjugal. Rentré en France, le mari rejoignit son régiment, et la femme continua à se distinguer par son esprit. Elle eut de nombreux adorateurs ; un d'eux, qui n'avait pu parvenir à plaire, et qui voulait s'en venger, chercha à troubler la félicité des deux époux : il publia que Villedieu avait une autre femme. Celui-ci trouva plus facile de provoquer en combat singulier le délateur que de le confondre juridiquement, ce qui eût d'ailleurs été impossible ; mais le succès ne répondit pas à sa bravoure : il fut tué. Sans douaire et sans ressource, la jeune et spirituelle veuve revint à Paris ; et elle y franchit l'intervalle, souvent fort léger, qui sépare la galanterie de la dévotion. L'archevêque de Paris, Harlai de Chanvallon, la fit entrer dans une maison de religieuses, près de Conflans : mais, par une suite de cette fatalité malheureuse qui poursuivait l'aventureuse existence de cette dame, on sut qu'elle avait fait des romans ; et, malgré sa douleur, la bonté de son caractère, son infortune, sa jeunesse, sa piété très sincère, et même la protection de l'archevêque, elle fut congédiée. Elle se retira chez Mme. de Saint-Romain, sa belle-sœur, qui rassemblait chez elle un cercle de gens de lettres, d'hommes d'esprit et de femmes charmantes. Mme. De Villedieu trouva cette retraite tout à fait de son goût, et n'en sortit que pour épouser le marquis de Chattes ou de la Chatte, alors âgé de soixante ans, et qui était devenu éperdument amoureux d'elle. Il semble qu'il était dans la destinée de Mlle. Desjardins de n'épouser que des hommes déjà mariés. Chattes depuis dix ans avait quitté sa première femme, et suivi l'armée au siège de Candie. Il oubliait ses premiers engagements qu'il croyait oubliés, et ne songeait guères que Mme. de Chattes dût faire une apparition malencontreuse pour demander l'annulation du second mariage. Ce fut pourtant ce qui arriva. Déjà la nouvelle marquise de Chattes avait mis au monde un fils qui, comme le premier, ne vécut que fort peu de temps. Le dauphin et Mlle. de Montpensier l'avaient fait tenir en leur nom sur les fonts de baptême : cette preuve de protection n'empêcha pas que le mariage de Mme. de Villedieu ne fût déclaré nul. Chattes mourut bientôt après cette aventure. Veuve pour la seconde fois, toujours sans douaire et sans secours, son épouse reprit et conserva le nom de Villedieu, sous lequel elle avait publié plusieurs de ses ouvrages, et acquis une réputation brillante ; mais qui, fondée sur de trop faibles bases, devait bientôt décroître. Toutefois la tragédie de Manlius Torquatus, qu'elle donna au commencement de mai 1662, et le Carrousel du dauphin, pièce mêlée de prose et de vers, qui parut dans le même mois, eurent un succès éclatant, et attirèrent sur l'auteur l'attention publique. Nitétis, autre tragédie, fut représentée l'année suivante, mais la réception peu favorable qu'elle éprouva détermina l'auteur à retourner à la composition de ses romans, qui lui avait si bien réussi. Parvenue à sa trentième année, elle composa encore quelques ouvrages ; et, ce qui prouve que sa renommée ne se borna pas à la France, elle fut reçue à l'académie des Ricovrati de Padoue. Il lui restait peu de moyens d'existence : elle revint à Alençon, guérie des illusions vaniteuses, et séduite par l'attrait que nous offre toujours, surtout lorsque nous en sommes éloignés, le sol qui nous vit naître. Le cousin qui avait allumé la première passion dans l'âme de Mlle. Desjardins vivait encore à trois lieues d'Alençon, à Clinchemore, dans le village de Saint-Rémi-du-Plain. Nos deux amants crurent retrouver, dans la vivacité de leurs souvenirs et dans l'ardeur de leur imagination, toute l'ardeur de leurs premiers feux, et toute la vivacité de leurs premiers sentiments ; mais les amours de réminiscence qui datent de trop loin ne tardent pas à s'éteindre. Mme. de Villedieu devint Mme. Desjardins. Cette fois pourtant elle fut mariée légitimement, et n'en fut pas plus heureuse. On prétend que les deux époux s'adonnèrent à l'abus pernicieux des liqueurs fortes : leurs feux n'en furent pas plus vifs, et leur santé s'en altéra beaucoup. L'épouse, qui avec peu d'ordre et d'économie avait contracté le goût de l'ostentation et de la dépense, se trouva bientôt dans la misère, et mourut âgée de cinquante-un ans, en octobre ou au plus tard en novembre 1683, non pas à Paris, comme on l'a souvent répété, mais à sa terre de Clinchemore ou à Alençon. Mme. de Villedieu avait rendu à la littérature le service de faire passer le goût des interminables romans mis en vogue par les Scudéri et les Calprenède. Sans doute on a beaucoup exagéré la louange, en disant que, pour écrire ses aimables compositions romanesques, « elle s'est servie d'une plume tirée des ailes de l'Amour ; » cependant on ne saurait disconvenir que ses romans ne soient en général bien conduits ; que les passions n'y soient peintes avec fidélité, avec intérêt, souvent même avec énergie ; que le style n'en soit agréable ; que, si ses pièces de théâtre sont très faibles, ses poésies fugitives ont encore quelque mérite. Le Favori, Nitétis et Manlius Torquatus ne sont pas plus restés au théâtre que le Carrousel du dauphin ; mais on relit avec plaisir les Désordres de l'amour, les Annales galantes, les Exilés de la cour d'Auguste, les Amours des grands hommes, etc., romans qui ont été souvent réimprimés. Outre diverses éditions de la plupart des ouvrages de Mme. de Villedieu, on en a donné plusieurs de ses œuvres complètes : la première, due à Barbin, parut à Paris, 10 vol. in-12, pendant les années 1710 et 1711. Une nouvelle édition, entreprise en 1721, fut aussi publiée à Paris, 12 vol. in-12. Vingt ans après, une troisième, également en 12 vol. in-12, mais supérieure pour l'exécution, parut chez le libraire Prault. Voici le titre des principales productions que renferment ces éditions : les Désordres de l'amour ; Portrait des faiblesses humaines ; Cléonice ou le Roman galant ; Carmente ; Alcidamie ; les Galanteries grenadines ; les Amours des grands hommes ; Lisandre ; Mémoires du sérail ; Nouvelles africaines ; Mémoires sur la vie de Henriette-Sylvie de Molière ; Annales galantes ; Journal amoureux ; le Prince de Condé ; Mademoiselle d'Alençon ; Mademoiselle de Tournon ; Astérie ou Tamerlan ; Don Carlos, et l'Illustre Parisienne. Il faut ajouter à ces romans, dont quelques-uns sont historiques, des Lettres, des Fables, des Elégies, des Eglogues, des Madrigaux ; deux tragédies en cinq actes et en vers, Manlius Torquatus et Nitétis, représentées, la première en mai 1662, et la seconde en 1663 ; une tragi-comédie, également en vers et en cinq actes, intitulée le Favori, représentée avec succès en juin 1665 ; et enfin le Triomphe de l'Amour sur l'enfance, ballet pour le dauphin. Plusieurs des romans pourraient bien n'être pas de Mme. de Villedieu : Astérie a été attribué à Mme. de La Roche-Guilhem ; Don Carlos à l'abbé de Saint-Réal ; Mlle. de Tournon et Mlle. d'Alençon à Vaumorière ; cette dernière nouvelle est aussi attribuée à Mme. de Murat. Nous donnerons ici le portrait que fait d'elle-même Mme. de Villedieu, dans la Galerie des peintures (Paris, 1663, in-12, p. 472).
« J'ai la physionomie heureuse et spirituelle, les yeux noirs et petits, mais pleins de feu ; la bouche grande, mais d'assez belles dents, le teint aussi beau que peut l'être un reste de petite vérole maligne ; le tour du visage ovale, les cheveux châtains ; mais j'ose dire que j'aurais bien plus d'avantage à montrer mon âme que mon corps et mon esprit que mon visage ; car, sans vanité, je n'ai jamais eu d'inclination déréglée ; j'aime mieux la chasse que le cours [sic]... J'aime fort Paris, et passe pourtant assez bien mon temps à la campagne pour y passer toute ma vie sans chagrin. J'ai une passion si grande pour les malheureux, que bien souvent la pitié qu'ils me causent me met de leur nombre... Mon âme n'est agitée ni par l'ambition, ni par l'envie, et sa tranquillité n'est jamais troublée que par la tendresse que j'ai pour mes amis ; j'ai de la vertu, mais de cette vertu dont la simplicité fait la force, et la nudité le plus grand ornement... Une des choses que je trouve le plus blâmables en moi, c'est une certaine inégalité à laquelle je ne puis remédier, car je n'en suis pas la cause ; elle ne me rend pas absolument bizarre, mais elle fait que ce qui me divertit un jour m'ennuie un autre... »
On trouve une analyse et des jugements sur plusieurs des ouvrages de Mme. de Villedieu dans l'Histoire littéraire des dames françaises, 1769, tom. II, p. 74 ; dans plusieurs volumes de l'ancienne Bibliothèque des romans ; la Bibliothèque française de Goujet, tom. XVIII, et l'Histoire du Théâtre français, tom. IX. Sa Fable de la tourterelle et du ramier fait allusion à sa position après la perte d'un de ses maris. On peut dire avec vérité que les poésies de Mme. de Villedieu sont faibles de coloris, de verve et d'inspiration, mais qu'elles ont de la correction et de l'élégance. On a plus d'une fois cité ce vers d'une de ses élégies :
 

La tendresse a son heure aussi bien que la mort.


Ajoutons que sa prose, avec les défauts et les qualités de ses vers, a de l'abandon et du charme ; et qu'en général ses ouvrages ne sont pas dépourvus de mérite, et d'un mérite qui n'a pas cessé d'être apprécié.

[Notice signée par D-B-S. = Dubois]